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Education : le pari anglais des écoles libres

06/02 | Nicolas Madelaine| Les Echos

lundi 13 février 2012, par Mathilde Brugier

L’Angleterre pratique depuis longtemps l’autonomie des écoles publiques, souhaitée par Nicolas Sarkozy. Elle vient même de pousser la logique à l’extrême avec les nouvelles « écoles libres ». Une politique qui est loin de faire l’unanimité...

Toby Young n’avait pas le CV idéal pour devenir maître d’école. « Comment perdre ses amis et se mettre tout le monde à dos » (« How to lose friends and alienate people »), le livre et le film semi-auto-biographiques narrant ses déboires au sein du magazine new-yorkais « Vanity Fair », sont hilarants, c’est vrai. Mais ne donnent pas forcément envie de lui confier ses enfants. Un goût kamikaze pour l’autodérision et la provocation -le plus souvent de droite -, qui caractérise en fait toute sa carrière... Quel contraste avec celle de son père, lord Michael Young, un des piliers historiques du Parti travailliste, à qui l’on doit même le mot de « méritocratie » !

Mais, avec la naissance de ses quatre enfants, la vie dissipée de cet amoureux de la langue anglaise -qui a enseigné à Harvard et à Cambridge, tout de même -a changé à son retour des Etats-Unis. Et, à la rentrée 2011, Toby Young a bel et bien ouvert une école. La West London Free School (WLFS), qu’il préside, compte aujourd’hui 120 élèves, âgés de onze à douze ans, mais de promotion en promotion, l’objectif est d’y accueillir à terme jusqu’à 840 collégiens et lycéens.

Dans cet établissement de l’ouest de Londres, les élèves portent un uniforme austère gris et bleu, se lèvent prestement lorsque Toby Young, en baskets, frappe à la porte d’une classe et s’empressent de demander la parole pour évoquer, ce jour-là, « l’homme de la Renaissance ». Nous ne sommes pourtant pas dans l’une de ces écoles privées, uniquement fréquentées par les élites anglaises. La West London Free School est la plus célèbre des vingt-quatre « écoles libres » qui ont ouvert cette année et qui pourraient être 300 d’ici aux prochaines élections, espèrent les tories. Elles sont gratuites, bénéficient du même financement que les écoles publiques. Mais, à la différence de ces dernières, elles sont indépendantes des autorités locales et sont fondées par des parents, des associations ou des professeurs mécontents du système. « Ce qui m’a d’abord motivé, c’était de créer une bonne école pour mes enfants, que je ne voulais pas envoyer en école privée », explique Toby Young.

Une liberté d’action illimitée

Lors de ses voeux au monde éducatif, début janvier, Nicolas Sarkozy a prôné l’autonomie des collèges, des lycées et des écoles primaires. Constituer des « équipes de professeurs [...] soudées autour du chef d’établissement » et permettre à celui-ci de recruter les enseignants, voilà, selon le chef d’Etat français, comment « reconstruire l’autorité » perdue de l’école. Cette autonomie des écoles et des lycées, l’Angleterre l’expérimente depuis au moins vingt-cinq ans (l’Ecosse et le pays de Galles ont des systèmes différents). En créant les « free schools », elle vient de pousser la logique encore plus loin. En faisant le pari qu’une plus grande autonomie contribuera à améliorer les performances d’ensemble du système éducatif britannique. Comme la France, le Royaume-Uni a perdu du terrain dans le dernier classement Pisa, qui mesure les acquis des étudiants dans les différents pays de l’OCDE. Or les classes moyennes anglaises peuvent de moins en moins se permettre d’envoyer leurs enfants dans les écoles privées (le pays en compte 2.400, contre 20.000 écoles publiques environ), certes souvent haut de gamme mais aussi hors de prix. La situation est d’autant plus mal vécue que la sélection, outre-Manche, s’opère dès l’école primaire.

Dans ces conditions, la piste de l’autonomie a été explorée très tôt, dès la fin des années 1980, explique Anne West, une spécialiste de ces questions à la London School of Economics. Une première grande étape sera franchie quelques années plus tard avec l’introduction des « académies ». Il s’agissait alors de donner à des écoles situées dans des quartiers difficiles plus de moyens et plus d’indépendance vis-à-vis du pouvoir local, pour qu’elles recrutent en toute liberté (y compris des professeurs non qualifiés), au salaire et dans les matières de leur choix. Quelque 320 d’entre elles furent mises en place. A leur arrivée au pouvoir en 2010, les conservateurs n’ont eu finalement qu’à bâtir sur ces fondations travaillistes. En radicalisant toutefois le concept... Toutes les écoles se distinguant par leurs résultats peuvent désormais acquérir le statut d’académie et le ministre de l’Education, Michael Gove, espère que la plupart des collèges et lycées, ainsi qu’une grande partie des écoles primaires, auront fait cette démarche d’ici à 2015. Avec les « écoles libres », la démarche est encore plus novatrice puisque toute association de citoyens peut désormais entrer en concurrence directe avec le réseau scolaire public, avec la même liberté de gestion que les académies. Une liberté d’action qui réserve parfois des surprises, comme cette Maharishi Free School, qui enseigne à ses élèves les préceptes de méditation de l’ancien gourou des Beatles !

Critiques virulentes

Evidemment, cette politique soulève de virulentes critiques. Fiona Millar, une spécialiste du sujet, est la plus réputée des opposantes. Celle qui est aussi la femme d’Alastair Campbell, l’ex-« spin doctor » de Tony Blair, estime que « toutes les écoles devraient avoir un certain degré d’autonomie, ce qu’elles ont d’ailleurs déjà plus que les conservateurs ne le disent, mais elles devraient être maintenues dans le système ». Les détracteurs des écoles publiques indépendantes -« free schools » ou académies -, identifient plusieurs dangers. D’abord, le gouvernement a mobilisé des dizaines de millions de livres pour les dépenses d’investissements des « free schools ». Or, dans le même temps, il a fermé le programme « Construire les écoles du futur », ce qui signifie une baisse de 60 % des dépenses pour le réseau des écoles classiques, pourtant à court de moyens. C’est surtout un problème parce que les « free schools » ne répondent pas forcément aux besoins locaux. « La crise actuelle dans l’enseignement concerne surtout le primaire, or la plupart des Free Schools en projet sont dans le secondaire », explique un porte-parole de Stephen Twigg, le responsable de l’éducation au Labour. Donner de la liberté dans les matières enseignées, avec des professeurs non assermentés, peut également priver les enfants du droit à un enseignement classique, même si c’est le choix de leurs parents. Surtout, dans un système atomisé comme celui de l’Angleterre -il y a également des écoles religieuses, des « foundation schools », des « grammar schools », etc. -, les critiques du gouvernement estiment que l’autonomie ne profite qu’aux classes favorisées, qui savent naviguer dans le système, quand les classes plus pauvres souhaiteraient simplement une bonne école locale. A l’instar de Fiona Millar, les détracteurs estiment en outre que les écoles publiques indépendantes pratiquent la sélection des élèves. « Elles prétendent suivre le code général, mais elles mentent, une annexe de leur contrat de financement donne la possibilité au ministère de les en exempter », explique-t-elle. Au Labour, on dénonce le fait que les « free schools » actuelles comptent deux fois moins d’élèves pauvres que les écoles classiques.

Finalement, pour Fiona Millar, les « free schools » et les académies façon tories relèvent d’une stratégie visant à « mettre les écoles dans les mains du secteur privé ». Sa crainte : voir un jour des entreprises se positionner sur ce créneau et faire de la gestion d’écoles libres ou d’académies un business à part entière, « ce qui arriverait si les conservateurs obtenaient la majorité aux prochaines élections », prévient-elle. Alors, plutôt que de fonder une école concurrente, Fiona Millar conseille aux parents mécontents - « ce qui est moins fréquent qu’on ne le dit » -, de s’impliquer eux-mêmes dans la gestion de leur établissement local. C’est ce qu’elle a fait...

Une éducation stricte et classique

Les partisans des écoles autonomes, eux, sont persuadés de combler un vide. « Le député local, un travailliste idéologiquement opposé à notre projet, nous prédisait un flop, explique Toby Young. Mais nous avons reçu 1.000 demandes pour 120 places ! Nous sommes l’école la plus populaire du quartier, à tel point que le principal a eu droit à une standing ovation spontanée dans un pub local où il venait prendre une bière ! » De fait, dans le camp travailliste, certains semblent ouverts au principe : un ancien conseiller de Tony Blair, Peter Hyman, a lui-même fondé une école libre... Les défenseurs des « free schools » en sont convaincus : non seulement ces établissements seront mieux gérés, car ils s’émanciperont du poids des syndicats dans l’éducation, mais, de plus, ils seront un aiguillon pour améliorer le niveau général. « Contrairement à ce que pense l’establishment, la majorité des parents veulent une éducation stricte et classique pour leurs enfants », soutient Toby Young, qui prône un enseignement « libéral classique », dans le sens des Lumières du XVIII e siècle. « La discipline est importante, et je conteste l’idée selon laquelle enseigner toutes les matières sérieuses jusqu’à l’âge de seize ans conduirait à exclure les élèves les plus faibles ; c’est le contraire qui est vrai », poursuit le directeur de la WLFS. Pour les partisans de l’autonomie, ces écoles ne sont pas non plus réservées à la « middle class » : 70 % des 79 écoles ouvrant l’an prochain sont dans des zones moins riches que la moyenne et les quartiers sont suffisamment mixtes en Angleterre pour qu’il y ait des parents plus éduqués susceptibles de fonder un établissement, argue Toby Young. Qui souligne au passage que le code des admissions est draconien et que, contrairement aux craintes de certains, aucune entreprise privée n’a eu la licence pour fonder une école : « J’ai bon espoir que les "free schools" finissent par mettre en faillite les écoles privées », plaisante-t-il.

Il faudra sans doute attendre quelques années avant de trancher ce débat. Une récente étude sur la Suède, dont l’Angleterre s’est inspirée, s’est avérée assez peu concluante, en termes de performances scolaires. Mais les circonstances sont différentes : les écoles peuvent y faire des profits et n’ont pas de processus de sélection élaboré, avancent certains. Quant aux académies, il n’a pas été prouvé que leur indépendance les ait réellement aidées. La plupart d’entre elles vient en outre de « basculer » dans l’autonomie, et il est encore trop tôt pour juger leurs résultats. Toby Young, lui, est pressé. Il veut créer une école primaire très vite à côté de son collège et même une chaîne d’écoles libres. Avec « le sentiment de réaliser quelque chose de bien plus fort » que lorsqu’il était journaliste...


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